Découverte du mois d'Octobre
Il y a sept ans dans le bâtiment : une exceptionnelle peinture de Camille Corot
Il y a sept ans, le Pôle Sauvegarde et Transmission des Patrimoines accueillait dans son laboratoire de restauration une œuvre rare de Jean-Baptiste-Camille Corot (1796 – 1875).
Une iconographie traditionnelle revisitée
L’oeuvre, mesurant 190 x 145 cm (hors cadre), revisite un grand thème de l’iconographie chrétienne : la fuite en Égypte. Relatée dans l'Évangile selon Matthieu (II, 13-15), cet épisode biblique raconte comment Joseph, averti en songe de l’intention du roi Hérode de faire massacrer les enfants de Bethléem pour éliminer le "roi des Juifs" annoncé, prend la fuite avec Marie et l’Enfant Jésus vers l'Égypte.
Ce sujet a été magnifié à travers les siècles par des maîtres tels que Giotto, Fra Angelico, Titien ou Nicolas Poussin. Représentée dès le Moyen Âge, la fuite de la Sainte Famille manifeste à la fois l’épreuve humaine et la protection divine et permet d’assimiler le Christ à Moïse. Comme ce dernier, Jésus pourra ainsi ensuite revenir d’Egypte vers la Terre promise. Cet épisode de l’enfance du Christ a donc donné lieu à des interprétations picturales aussi riches que variées.
Corot allie ici tradition et sensibilité personnelle. Il insuffle une atmosphère singulière à cette scène, dramatisée notamment par la présence du passeur évoquant Charon assurant la traversée du Styx vers le monde des morts.
Le paysage selon Corot
Dans cette œuvre, Corot place la Sainte Famille au cœur d’un vaste paysage. Il ne choisit pas de placer les personnages dans un décor orientaliste mais s’inspire au contraire des motifs paysagers observés en Italie, à Fontainebleau et en Normandie.
Au premier plan, saint Joseph, vu de profil, guide la Vierge Marie assise sur un âne, tandis qu’un batelier, après avoir assuré leur traversée, regagne l’autre rive, son mouvement contrastant avec celui des personnages principaux.
Le paysage s’organise en plusieurs plan : un fleuve, une forêt dense, des falaises verdoyantes et, à l’horizon, une ville que l’on devine être Bethléem. Le ciel ajoute à l'atmosphère un peu inquiétante de la scène représentée, mêlant des espaces de ciel bleu à des nuages sombres, accentuant le sentiment de tension.
Jean-Baptiste-Camille Corot échappe aux catégorisations et aux écoles de son époque. Il décrit des paysages reconnaissables : rochers et falaises abruptes évoquent ainsi tout autant Fontainebleau que la vallée de la Seine. Les « modernes » admirent donc son naturalisme, la précision réaliste de ses arbres et de ses rochers, tandis que les tenants du néoclassicisme restent réticents devant cette nouvelle façon de représenter les paysages. Grâce à ses recherches sur la lumière, Corot anticipe également les techniques impressionnistes. Mais par ses compositions très équilibrées et son style plein de retenue, il reste aussi fidèle aux canons et aux idéaux néoclassiques.
Paysage Spirituel et Méditation Intérieure
Dans La Fuite en Égypte, Corot mêle avec finesse la spiritualité du récit biblique à un paysage réaliste, créant une harmonie poétique entre la nature et les personnages. Le paysage ne se limite pas à un simple décor. Chaque détail a une signification particulière et invite le spectateur à la méditation. La ville de Bethléem, délicatement esquissée à travers l’encadrement d’un arbre, est discrètement mise en valeur, ce qui accentue son importance dans la scène.
Marie, vêtue de bleu et de rouge, soulève doucement le voile qui recouvre son Fils dévoilant ainsi le mystère de la naissance du Sauveur.
Une lumière divine émanant de la Mère et de l’Enfant et témoigne qu’il ne s’agit pas d’une simple scène de genre.
Corot s’inspire ici de la tradition italienne, en particulier des œuvres de Raphaël, dont la grâce se retrouve dans le visage serein de Marie. En contraste, Joseph avance avec détermination, l’air sombre et soucieux, exprimant la tension dramatique de la condition humaine que le Christ est venu épouser.
Comme l’a justement observé Marie-Christine Gomez-Géraud dans son article, l’évocation du batelier, qui rappelle Charon, le passeur des Enfers dans la mythologie grecque, est un ajout troublant et significatif. Il symbolise l’avancée de Jésus vers sa Passion, future, sa mort et la Résurrection. En référence à l’esclavage du peuple hébreux libéré par Moïse, l’Égypte devient le lieu symbolique de la souffrance et de la captivité, ajoutant une profondeur supplémentaire à cette œuvre.
Un tableau voyageur
La Fuite en Égypte, réalisée par Camille Corot en 1839, fut dévoilée au public lors du Salon de 1840. Cette œuvre fut généreusement offerte par Mme Osmond, cousine et amie proche du peintre, à la paroisse de Rosny-sur-Seine, avant que la commune n’en devienne officiellement propriétaire en 1919 par décision du Conseil d’État.
Classé Monument Historique, ce tableau a participé à des expositions prestigieuses à travers le monde. Il a notamment été présenté à Londres en 1965, à l’Orangerie de Paris lors d’une rétrospective consacrée à Corot en 1975, et à Tokyo en 1989. Depuis 2018, le tableau est déposé au musée de l’Hôtel-Dieu de Mantes-la-Jolie par la ville de Rosny-sur-Seine.
Cette œuvre a subi plusieurs opérations de restauration, à commencer par une intervention limitée, réalisée par Claire Buisson en 2001. Cette première intervention n’avait pour but que de sauvegarder le tableau, mis en péril par une toile totalement distendue et des craquelures de la couche picturale à la limite du soulèvement généralisé. Ces abondantes craquelures étaient liées à la technique de l’artiste qui avait d’abord travaillé avec une peinture très fluide, riche en liant, qu'il avait ensuite enrichie en pigments pour créer des volumes, superposant ainsi des couches de peintures très hétérogènes.
En 2014, un constat d’état effectué par Alix Laveau a mis en évidence la présence de micro-organismes sur la face, à nouveau un manque de tenue de la toile et des soulèvements de la couche picturale, ainsi qu’un vernis jauni et irrégulier. Une restauration plus approfondie a donc été réalisée à la fin de l’année 2017, grâce au soutien du Crédit Agricole Île-de-France, sollicité par l’intermédiaire de la Fondation pour la Sauvegarde de l’Art Français. La restauration de 2017, réalisée par Geneviève Guttin pour la couche picturale et Emmanuel Joyerot pour le support, a permis d’assurer la préservation de ce chef d’œuvre pour les années à venir.
Dossier suivi par Catherine Crnokrak, conservateur des A.O.A.
Rédaction : Anna Shagiakhmetova