Découverte du mois de Janvier 2024
Les aérotrains de Jean Bertin : un train flottant pour une révolution des transports ?
Un patrimoine scientifique et technique du XXe siècle
C’est une histoire qui a été quelque peu oubliée mais qui a pourtant marqué son temps et participé à la dynamique des premiers transports à haute vitesse : l’Aérotrain, invention de Jean Bertin, voit le jour dans les années 1960. C’est un rêve d’un nouveau mode de transport, un véhicule glissant sur un coussin d’air. Il en reste aujourd’hui quelques véhicules et maquettes, qui ont bénéficié récemment d’une protection au titre des Monuments historiques ; une reconnaissance de l’intérêt historique et patrimonial de ces objets.
Jean Bertin et le « coussin d’air »
Jean Bertin (1917-1975) est un ingénieur polytechnicien et entrepreneur dans le domaine de l’aéronautique et des transports. Diplômé en 1943 de l’Ecole supérieure de l’aéronautique, il travaille quelques années à la société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation (SNECMA, aujourd’hui Safran Aircraft Engines). Convaincu du potentiel de l’aéronautique dans le domaine des transports, il créé en 1956 la Société Bertin & Cie avec l’objectif d’innover en la transférant à d’autres secteurs de l’industrie. Après un premier hébergement à Paris, la société s’installe dans les Yvelines, à Plaisir.
A partir de 1957, la société commence à s’intéresser à la conception de nouveaux moyens de transport en s’appuyant sur l’ « effet de sol ». Il s’agit d’un phénomène aérodynamique qui consiste en un effet de coussin d’air : la compression de l’air exerce une force qui améliore la portance et diminue la traînée d’une surface en mouvement à proximité du sol. De cette manière, il est possible de déplacer une charge, par exemple un véhicule, en la faisant glisser en sustentation au-dessus du sol. La société conçoit plusieurs appareils aéroglisseurs en développant cette technologie.
Jean Bertin va fonder en 1965 la Société de l’Aérotrain, ainsi que la Société d’Etudes et de Développement des Aéroglisseurs Marins (SEDAM). L’ingénieur s’investit dans la recherche scientifique de pointe et le développement de cette technologie du « coussin d’air », ainsi que dans l’élaboration de nouvelles inventions pour la mettre en application.
L’histoire de l’Aérotrain : un rêve humain et technologique
Au début des années 1960, Jean Bertin s’engage dans un grand projet de développement d’un nouveau véhicule se déplaçant sur coussins d’air et guidé par un rail en forme de T inversé : l’Aérotrain.
Il s’agit d’un appareil qui peut fonctionner sur une voie préparée, à de faibles hauteurs. Le flux d’air est contenu sous l’appareil au moyen d’une « jupe souple ». Le véhicule nécessite un double moteur : l’un pour pulser de l’air sous le véhicule, et permettre ainsi la formation du coussin d’air, l’autre servant à le propulser. La conception de l’appareil emprunte directement à la technologie aéronautique, jusque dans sa structure : il doit être conçu léger de manière à pouvoir planer sur son rail. L’absence de frottements au sol et de vibrations assure un certain confort pour l’usager. L’aérotrain va rendre accessible la notion de grande vitesse : il se caractérise notamment par une possibilité d’atteindre de hautes vitesses avec un moteur à propulsion de puissance relativement modeste (un record de vitesse d’environ 430km/h est atteint en 1974).
Jean Bertin dépose le brevet de cette nouvelle invention, créé une société dédiée à ce projet puis va le porter à concrétisation avec l’installation de voies d’essais qui devaient aboutir à la création et l’exploitation de nouvelles lignes de transports en commun.
Dans un premier temps, plusieurs maquettes sont réalisées de manière à démontrer concrètement la validité du projet et déterminer le concept à retenir. Entre 1963 et 1964, la société engage des discussions avec la SNCF qui manifeste son intérêt, mais sans résultat. L’Aérotrain va ensuite se développer en bénéficiant de l’appui des pouvoirs publics, dont celui du Comité interministériel à l'aménagement du territoire (CIAT). Plusieurs voies d’essais voient progressivement le jour. Un premier site d’essai ouvre en 1966 avec le soutien du premier ministre de l’époque, Georges Pompidou, par le biais de la récente Direction à l'Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (DATAR). Il s’agit d’une voie de 6km entre Gometz et Limours, sur une section d’une ancienne ligne ferroviaire. Une seconde ligne d’essais, de 18km, est créée en 1969 entre Arthenay et Saran, dans un axe prévu pour le développement d’une ligne Paris-Orléans. Cette voie est aujourd’hui à l’abandon mais ses vestiges sont toujours visibles.
Le projet prend progressivement de l’ampleur. Plusieurs pistes de développement sont évoquées ; il est notamment question d’installer des liaisons entre Paris et Lyon ou des navettes entre Orly et La Défense. L’Aérotrain intéresse également à l’étranger, par exemple aux Etats-Unis où une proposition est élaborée en Californie par la société Rohr Industries. En 1974, l’Aérotrain est sur le point d’être adopté : un contrat de construction d’une ligne entre Cergy et La Défense est signé. Toutefois, ce projet est finalement abandonné par l’Etat environ un mois après la signature. La SNCF lance en 1975 le TGV entre Paris et Lyon, s’imposant dans le transport à grande vitesse. L’Aérotrain est définitivement abandonné en 1977. Il n’aura finalement jamais connu d’exploitation commerciale.
L’abandon de l’aérotrain résulte d’un concours de circonstances aux sources multiples plutôt que d’une cause claire et unique. Ce mode de transport avait bien sûr ses inconvénients, notamment le bruit engendré et l’emploi de ressources polluantes. Toutefois, ce sont sans doute d’autres arguments – comme l’impossibilité de s’interconnecter avec les réseaux ferroviaires existants et des raisons économiques (l’explosion des prix des hydrocarbures nécessaires à son fonctionnement à la suite de la guerre du Kippour) – qui ont dû jouer en sa défaveur face à la concurrence de la SNCF, qui avait mis au point sa propre formule de transport à grande vitesse, poussée d’ailleurs par le succès de l’invention de Jean Bertin. Le décès précoce de l’inventeur en 1975, très peu de temps après l’abandon de l’aérotrain, donne un poids presque tragique à la conclusion de cette histoire.
Véhicules et maquettes
Parmi les véhicules et maquettes réalisés dans le cadre du développement de l’Aérotrain, plusieurs ont été conservés et appartiennent aujourd’hui à l’association des Amis de Jean Bertin. Ils ont été protégés au titre des Monuments historiques en 2023.
Les aérotrains
La société Bertin a produit cinq véhicules entre 1965 et 1973. Deux d’entre eux ont disparu dans un incendie en 1992 : l’Aérotrain I 80 HV (dont le nom indique : intercités de 80 places à hélice carénée et haute vitesse), prototype le plus proche de l’aérotrain commercial, ainsi que l’aérotrain S 44 (pour suburbain de 44 places). Il demeure trois véhicules dont certains pourraient encore être remis en état de marche.
Aérotrain 01
Premier aérotrain construit, il a été réalisé en 1965 par la Société d’études et de constructions aéronautiques (SECA) comme une réduction au ½ d’un aérotrain commercial. Il sert à la fois pour l’expérimentation et la démonstration. Il peut véhiculer 4 passagers. C’est un engin léger d’une tare de 2 tonnes avec une carcasse en aluminium. Il est composé de deux moteurs à essence Renault-Gordini qui assurent la production de l’air, et d’un moteur d’avion six cylindres Continental destiné à la propulsion. L’appareil a pu atteindre une vitesse de 345lm/h en 1967. Il a pu servir à des essais sur le site de Gometz, et a été modifié temporairement en 1972 pour des expérimentations d’un système de propulsion à roues pressées actionnées par des moteurs électriques.
Aérotrain 02
Il s’agit d’un véhicule destiné à l’expérimentation de hautes vitesses construit par la Société d’études et de constructions aéronavales (SECAN) de Gennevilliers en 1968. On y retrouve des éléments empruntés directement à des modèles d’aéronefs, comme la canopée qui provient d’un Nord 3202. L’appareil est alimenté par un réacteur d’aviation Pratt et Whitney JT 12. Il est utilisé sur le site d’essai de Gometz-la-Ville. Il atteindra 300km/h en 1968 et ira jusqu’à 422km/h avec une fusée d’appoint. Il servira également pour les expérimentations d’autres entreprises, comme les tests de Sud-Aviation pour la mise au point des silencieux des réacteurs de l’avion de ligne supersonique « Concorde ».
Aérotrain « Tridim »
Le « Tridim » est un véhicule d’essai réalisé par Bertin en 1973 et destiné à un usage en milieu urbain. Il est alimenté par des moteurs électriques. Il fonctionne sur un type de voie particulier : le déplacement est assuré par une roue dentée s’engrenant sur une crémaillère souple recouverte d’une lame métallique permettant de maintenir le contact électrique. Ce système devait permettre au véhiculer de gravir des pentes et fonctionner dans des zones à fort relief. Le Tridim est prévu pour 4 passagers et une vitesse maximale de 50 km/h. Le véhicule a effectué des essais satisfaisants entre 1973 et 1974. Il est toujours en bon état, mais la voie à crémaillère qui le guidait n’existe plus.
Les maquettes
Plusieurs maquettes d’aérotrain ont été produites, soit pour démontrer la faisabilité et l’intérêt du système du coussin d’air, soit pour assurer la promotion des produits de l’entreprise Bertin.
Maquettes de démonstration
Il existe deux maquettes du véhicule aérotrain, effectuées au 1/20. La première fonctionne avec deux petits moteurs de 110 volts qui actionnent des ventilateurs. L’air est poussé via de petits orifices disposés sur l’ensemble de la surface. Pour la seconde, l’air sous pression provient d’une petite bombonne de gaz installée à l’intérieur de la caisse ; il est acheminé par des conduits pour reproduire le coussin d’air. Ces deux maquettes étaient surnommées « maquettes Pompidou » par les employés de la société car l’une d’elle avait servi à la présentation du projet à Georges Pompidou.
Maquettes de production
Quatre maquettes ont été réalisé pour promouvoir les aérotrains. Trois d’entre elles présentent des aménagements intérieurs des véhicules, dont celui de l’aérotrain I 80. La quatrième maquette, de facture plus grossière, montre l’aérotrain S 44 (suburbain 44 passagers) qui avait été envisagé comme navette en Ile-de-France (Cergy-La Défense ou Orly-Roissy par exemple).
Ces objets sont les témoignages d’une histoire d’abord scientifique, technique et industrielle qui a marqué les domaines de l’aéronautique et des transports. Ils racontent aussi plus globalement une histoire de la société française et d’un tournant dans les moyens et réseaux de transport sur le territoire. Enfin, ils portent également une histoire humaine, à l’endroit où la petite histoire rencontre la grande. Le travail mené par Jean Bertin et ses équipes n’a peut-être pas été exploité officiellement à l’époque mais a permis des avancées techniques concrètes. Et qui sait, peut-être le rêve renaîtra-t-il un jour ?
Pour aller plus loin
Dossier suivi par Cécile Garguelle, conservatrice des antiquité et objets d’art et responsable du PSTP.
Documentation préparée par Luc Fournier, chargé de mission pour le patrimoine technique, dans le cadre de la proposition de protection au Monuments historiques des aérotrains et maquettes.
Nous remercions l’association des Amis de Jean Bertin, propriétaire des véhicules et maquettes présentés dans cet article, qui a donné son accord à sa publication et l’utilisation de photographies.
Article : Pamina Weité